"J’avais bien noté que la charmante Elisa – que je convoitais avec ardeur – était une admiratrice patentée du sinistre Vincent Delerm, pape de la « nouvelle chanson française ». Elle m’avait invité plusieurs fois dans son appartement coquet du nouveau Montreuil bobo, pour boire le thé « entre amis », et j’avais été frappé par un poster géant de Delerm qui occupait la moitié d’un mur du salon. Il s’agissait en fait d’une affiche de concert où le chanteur « à textes » regardait l’objectif avec intensité, dans une photo en noir et blanc, prétentieuse et maniérée. L’image était, de plus, affublée d’un crantage de pellicule 35mm, pour bien rappeler que l’univers de Delerm n’était jamais très éloigné du cinéma français de la nouvelle vague, à la fois chic et profond. Un crantage de pellicule de cinéma qui soutenait à nouveau son image de chanteur intellectuel et cinéphile, auteur d’un mémoire de maîtrise consacré à François Truffaut (l’emmerdeur de Jules et Jim) avec la plus monstrueuse des thématiques sereinement envisageables : « En quoi le cinéma de Truffaut est-il littéraire ? » Et ta sœur ?
En voyant mon intérêt pour cette affiche, Elisa m’expliqua qu’elle a-do-rait l’univers de Delerm. Elle collectionnait ses disques et ne ratait pas un seul de ses passages à la télévision. Elle ajouta : « En plus je trouve qu’il incarne vraiment une sorte de virilité nouvelle, ultra-sensible. Et puis nous avons tellement de références en commun lui et moi… j’ai l’impression que nous avons lu les mêmes livres et que nous avons vu les mêmes films… c’est bien simple, chacune de ses chansons parle un peu de moi…» Tout en esquivant les griffes acérées de l’énorme chat d’Elisa, un dénommé Cerbère, je tentais de comprendre ce que ma charmante amie pouvait trouver à cet étudiant attardé et faussement emprunté, ressassant ad nauseum les maigres références culturelles que son éducation bourgeoise avait mises à sa disposition. Mais j’avais comme objectif de séduire la jeune-femme, et il n’était nullement dans mon intérêt de commencer à contester ses goûts musicaux, ou encore d’envoyer son chat contre le mur à 60km/h par une brutale rotation de ma jambe. Elle me demanda si je souhaitais écouter quelques chansons de Delerm « pour me faire une idée », en buvant le thé vert qu’elle venait de préparer, et en dégustant les macarons que j’avais apportés de chez Ladurée. Je proposais plutôt de mettre dans le lecteur CD un songbook d’Ella Fitzgerald que j’avais repéré à côté de la chaîne. Ouf, sauvé ! Pour cette fois. La journée se termina gentiment, dans l’épaisse chaleur du mois d’août. Si Elisa m’avait repoussé avec tact quand j’avais tenté de prendre ses lèvres, elle n’avait pas totalement fermé la porte à une relation future. Nous nous étions séparés en « amis », en nous tenant par la main avec tendresse.
Quelques semaines plus tard, je décidais de mettre en place un stratagème abominable afin de tenter une nouvelle approche de celle que je convoitais. Un ami intermittent du spectacle, réalisateur à Canal +, m’avait indiqué qu’on l’avait affecté à la production d’un concert privé de Vincent Delerm, qui serait diffusé en direct. Il était atterré. Il avait tout tenté pour se faire porter pâle ou se faire remplacer, mais rien n’y avait fait… « Il faut que tu viennes me soutenir FX, je ne suis pas certain de supporter cela… tu imagines ?… réaliser un concert de Delerm… deux heures de torture avec cet emmerdeur… tu pourrais venir ? Je ne veux pas être seul dans cette épreuve »… Après une brève négociation, j’obtins de Firmin deux invitations pour ce concert privé, avec un accès illimité aux coulisses et à la loge du chanteur.
Elisa ne fut pas difficile à convaincre. Elle m’a même sauté au cou, et enfoncé ses doigts délicats dans la jon-on-gle de mes che-veux. Lisa ! Elisa ! Elisa ! Saute moi au cou, etc. Bref, elle était contente. La captation de ce concert privé avait lieu depuis la scène de l’Européen, une petite salle pleine de charme, en forme d’amphithéâtre, à deux pas de la place Clichy. Elisa m’attendait sagement à côté du car-régie de Canal +, avec une jupe plissée et un livre de Modiano sous le bras. Avant de nous installer confortablement pour écouter Delerm aligner des kilomètres et des kilomètres de banalités, nous sommes passés par le car-régie afin de saluer Firmin, et le remercier de sa si gentille invitation. Cette mission l’avait rendu dépressif pendant une semaine. Il avait recommencé à boire. Il m’avait même confié qu’il aurait préféré assurer la réalisation d’un direct de six heures pour KTO sur l’élection d’un nouveau pape… Mais il fallait assurer la continuité du show…
Malgré le ballet des câbles, des caméras et des techniciens goguenards, nous étions bien installés, Elisa et moi, blottis l’un contre l’autre au tout premier rang. A quelques mètres à peine du piano de Delerm. Je savais que cette promiscuité était favorable aux débordements sentimentaux les plus touchants, mais je savais aussi que cette atmosphère vaporeuse et tendre d’avant-concert serait bientôt anéantie par la voix de stentor de l’insupportable chanteur « à textes ». L’arrivée de Delerm avait tout pour me combler : comme je l’avais prévu, il entra en scène en souriant outrageusement aux caméras, dans un petit pull cosy et élégant, jeans-basket… Il ne fallut que quelques instants pour que Delerm atteigne, dans une démarche faussement maladroite de crabe timide, un splendide Steinway à queue – qu’il ne méritait manifestement pas. A l’instant même où l’étudiant en histoire du cinéma commença à accabler l’ivoire du clavier par ses mélodies insipides, le visage d’Elisa s’éclaira d’une extase de madone. Elle ne se rendit même pas compte que j’avais posé malicieusement une main sur sa jambe…
Et c’est alors que le déferlement des rimes riches commença… « Celles qui ont vu trois fois Rain Man, celles qui ont pleuré Balavoine, celles qui faisaient des exposés sur l’apartheid et sur le Ché »… au fil des vers, Delerm distillait une nostalgie un peu moisie, un peu jaunie, renvoyant ses fans trentenaires à leur proche passé… d’une chanson à l’autre l’éclairage changeait très peu. Firmin avait déployé peu de caméras pour capter ce concert où le chanteur était parfaitement statique derrière son piano. Il avait suffi de deux caméras fixes et d’une autre très légère, et mobile, qu’un cadreur baladait sur la scène autour de Delerm, pour donner un peu de vie à l’évènement. « C’est le soir où près du métro nous avons croisé Modiano, le soir où tu ne voulais pas croire, que c’était lui sur le trottoir »… l’animal avait toujours une référence littéraire sympa à dégainer. Dans ma tête j’ai chanté : « C’est le soir où près du métro nous avons croisé Drieu-La Rochelle, le soir où tu ne voulais pas croire, que c’était lui sur le trottoir »… ah ah ah. Mais fini de rire, car Delerm ne lâchait pas son sujet, et n’hésitait pas à chanter un sujet de bac : « C’était le soir où je repensais au bac de français, ‘en vous appuyant sur le champ lexical de l’enfermement vous soulignerez la terreur dans le regard du narrateur’, dans les pages cornées d’un Folio ‘Voyage de noces’ de Modiano »… au mot « Folio » une larme a embué les lunettes d’Elisa… Delerm avait manifestement un problème avec les livres… certainement quelque chose de mal digéré dans son rapport avec son papa écrivain… « Une biographie de Signoret, voilà le genre de choses qui vous plait, un storyboard de Fellini est le genre de truc qui vous fait lever la nuit… Je vous imagine à Juan les Pins un Press Pocket entre les mains »… Évidemment… Delerm n’allait pas chanter : « Je vous imagine aux Francs-Moisins, une canette de Kro à la main… » Son public est essentiellement composé de trentenaires blancs, plutôt bourgeois. Le genre de petits couples que l’on peut voir à la sortie de la Sorbonne, rue des Écoles, ou bien chez Gibert Joseph, rayons « Littérature » ou « Sciences humaines »… Delerm frappait donc juste avec ces emmerdantes chansons sur la littérature, destinées aux pisseuses à Bac + 4 qui ont trop lu mais pas assez baisé… Il poursuivait sa chanson, alors que la foule en délire frappait dans ses mains : « Emportez-vous à Maisons-Laffitte ce Boris Vian en 10/18 ? J’aime la manière dont vous reposez votre Tristan Corbière sur le côté… Un vieux Sempé en livre de poche est le genre de trucs qui nous rapproche… » Elisa tapait aussi dans ses mains. Elle avait totalement oublié ma présence.
Elle s’est presque levée quand Delerm interpréta sa chanson préférée : « Tu fais partie des filles qui ramassent des jonquilles, j’appartiens à ce clan qui caresse les juments… » A un moment j’ai eu l’impression que Delerm me regardait avec inquiétude… il devait se demander pourquoi j’avais la gueule de Lino Ventura dans Ne nous fâchons pas, juste avant de claquer une gifle à Léonard Michalon. « Tu fais partie de celles qui ont déjà eu la varicelle, j’appartiens à la race des anciens délégués de classe… » J’étais atterré. Elisa était sur son petit nuage éthéré. « T’es dans la catégorie de celles qui lisent Bukowski, en trouvant super-naze de mettre les gens dans des cases… » J’imaginais le bordel dantesque que « Hank » aurait pu foutre lors d’un concert merdique de ce genre. Il serait certainement venu avec un pack de Budweiser, et aurait parasité les chansons de Delerm par une lecture de ses propres poèmes.
Dans la chanson « Châtenay-Malabry», qui aurait très bien pu s’appeler « Couilly en Auxois » ou encore « Côsne sur Loire », Delerm alignait gaiement des banalités en noir et blanc sur ses amis imaginaires : « Voici longtemps, Élisabeth, que je n’ai plus de vos nouvelles. Où avez-vous passé les fêtes ? Comment vont Tom et Isabelle ? » Tom et Isabelle... Cela donnait foutrement envie de dormir. Autant que sa chanson sur Fanny Ardent. La veuve glaciale de François Truffaut.
Si Delerm sait parler à l’oreille des Sorbonnardes, il sait aussi nous faire monter les larmes aux yeux grâce aux gâteaux Brossard et à la presse féminine : « Et le soir, sous les abats-jour, en faisant des miettes de Savane, sur le canapé en velours, je relis Cosmopolitan… » Et puis Delerm emmène les filles au théâtre : « On est parti avant la fin du monologue shakespearien… », et passe ses week-end à Deauville avec Trintignant. C’est classe.
Mais à la finale, il fallait comprendre que Vincent Delerm n’était pas seulement un chanteur de charme pour minettes diplômées, un Julio Iglesias de Saint-Germain-des-Prés, mais encore un gendre idéal. Le tour de chant se terminait d’ailleurs par une pépite du genre : « Tes parents »… chanson qui fit vibrer Elisa, laquelle alla jusqu’à se blottir contre mon épaule : « Tes parents ce sera peut-être des professeurs de lettres, branchés sur France Inter, et qui votent pour les Verts » Cela tombait très bien. Les parents d’Elisa bossaient dans l’Education nationale et étaient militants écologistes… « Dans ce cas il y aura Télérama, un album sur Collette et le chauffage à 17… » Je me sentais las, tellement las….
La fin de la soirée se termina en apothéose. Firmin vint nous chercher à la toute fin du concert : « Venez, je vais vous présenter Ivan Rebroff… » Elisa ne comprit pas la plaisanterie et hésita à suivre le réalisateur. J’ajoutais : « Allez, viens, on va serrer la main à ton Delerm ! » L’entrevue fut brève et décevante. Le catcheur était épuisé par sa prestation athlétique, et perlait de sueur. On eut dit un combattant de free-fight en fin de carrière. Il eut du mal à se souvenir de l’orthographe exacte de son nom quand il fallut donner un autographe à Elisa. A plusieurs reprises le téléphone du chanteur sonna et il répondit invariablement : « Oui, mon poussin, je rentre, je rentre… le concert est terminé ! » Au moment de partir, le chanteur me prit à part : « Euh, vous êtes gentils chez Warner, mais j’aimerais bien commencer à toucher mes royalties hein… » Sans le détromper sur mon identité réelle je sortis de la loge en lui disant à l’oreille : « Et bien, mon gros poussin, on te paiera quand tu feras de bonnes chansons… ».
Elisa était aux anges. Elle me remercia de cette journée par un thé « amical », en compagnie de son chat Cerbère, dans son appartement coquet du Montreuil bobo. Elle me proposa de mettre un disque de Delerm. Après d’âpres négociations je réussis à la convaincre de plutôt mettre France Musique, qui diffusait par miracle une symphonie de Mahler. Sur son petit nuage delermien, Elisa se laissa embrasser tendrement dans le cou. Mais refusa, dans un geste nerveux, que j’aille plus loin.
C’était un peu triste. Surtout après avoir supporté deux heures d’un sinistre show-case de Vincent Delerm. Un tel effort méritait pourtant quelques gages de tendresse… En quittant la douce amie j’avais acquis la certitude qu’il était absolument impossible de séduire une jeune-femme amoureuse de Delerm. Delerm ne partage pas.
Avant de rentrer chez moi je fis un détour par la Fnac Bastille… je mis dans mon panier l’intégrale de François Truffaut en DVD, plus un livre de Modiano et le dernier CD de Bénabar. « C’est pas mal Bénabar aussi dans le genre nouvelle chanson française, pensais-je… et puis je crois qu’Annabelle, mon autre jolie collègue de bureau, est fan de Bénabar… je vais tenter ma chance ». En sortant de la FNAC je laissais sur le répondeur de Firmin le message suivant : « Salut ! Ce serait pas toi qui réalise le concert privé Bénabar la semaine prochaine, à l’Européen, pour Canal ? »"
http://www.surlering.com/article/article.php/article/une-soiree-en-enfer-avec-vincent-delerm
Lui, il aime pas Delerm. Et ça, c'est rien de le dire.